Le système algérien a plusieurs trains en retard
Par Benabid Tahar*
U
n Etat viable et fort, capable d’assurer sécurité et bien-être à ses citoyens
et de s’affirmer sur la scène internationale, ne peut être construit que par des femmes et des hommes de valeur et de compétences avérées, pétris dans la sève nationaliste, au sens noble du terme, qui placent l’intérêt national au-dessus de tout, qui mettent
leurs ambitions essentiellement au service du
développement du pays au lieu de se focaliser pleinement sur la conquête du pouvoir,
pour le prestige et les avantages que son exercice procure. En somme, des leaders qui ne
se laissent pas appâter par les senteurs enivrantes du sérail, au point de déroger aux
prescriptions de la morale et des devoirs que
les hautes fonctions exigent. Pour s’assurer le
succès d’une œuvre de cette ampleur, présider à une destinée heureuse de sa nation, un
pouvoir sensé compte sur l’adhésion populaire à ses projets et s’appuie sur le génie et le
savoir-faire de son intelligentsia, de ses
meilleurs cadres. Autrement dit, il mise sur le
concours d’une élite triée sur le volet, selon
les seuls critères de mérite et de probité. Le
système algérien a malheureusement adopté
dès l’indépendance une démarche antinomique aux principes précités, nettement en décalage avec les exigences basiques d’édification d’un pays moderne, qui serait en phase
avec son temps et éligible au développement souhaité par le peuple. Ce fut hélas
le premier train de retard que l’Algérie officielle eut ; d’autres suivirent par la suite.
A
près une période houleuse de lutte acharnée pour la prise du pouvoir, les vainqueurs du bras de force, une fois installés au
palais, se sont distingués par une gestion périlleuse des affaires de l’Etat, aggravée sous
le règne de Fakhamatouh Boutef. Fut instauré alors un système politique où la ‘’légitimité
révolutionnaire’’, la surenchère nationaliste
et le clientélisme priment sur les aptitudes,
tant intellectuelles que managériales, justifient la course aux privilèges, autorisent
l’autoritarisme et légitiment la répression
exercée contre les opposants. Pour ainsi dire,
cet état de fait ne déroge pas à la thèse selon
laquelle, comme le dit si bien le philosophe,
politologue et journaliste français Raymond
Aron (1905-1983) ; je cite : «les révolutions
n’ont jamais corrigé des injustices sans en
créer d’autres» ; le régime algérien ne s’est
malheureusement jamais fixé de limites. Un
des traits caractéristiques de ce régime est la
gestion aléatoire des carrières politiques ou
administratives et autres ascensions sociales
qui se font et se défont au gré des rapports de
force du moment, au mépris des valeurs morales, du bon sens et des règles élémentaires
de conduite d’un Etat, devenu propriété privée des hommes au pouvoir.
L
e mode de désignation des responsables,
jusque dans les hautes sphères de l’Etat
et même au niveau des assemblées élues -basé essentiellement sur l’allégeance au pouvoir, sur le copinage, sur l’adoubement ou le
parrainage par des caciques du pouvoir et sur
les pratiques ésotériques des cénacles ou des
cabinets noirs - a créé une ambiance sociopolitique délétère et fait en sorte que la médiocrité, la corruption et la perversion sous
diverses formes puissent écumer les institutions de l’Etat. Dans un tel environnement, la
compétence et l’intégrité font figures de fausses notes ; les cadres de valeur qui échappent
à l’ostracisme qui frappe la plupart d’entre
eux finissent parfois par être atteints du syndrome d’imposture. S’ils n’ont pas l’appui nécessaire pour s’imposer, ils sont contraints de
courber l’échine, d’obéir aux ‘’injonctions d’en
haut’’, pour ne pas être éjectés de leur poste.
Hélas, les principes fondamentaux d’égalité
de droit et de valorisation des compétences
sont très peu observés, bafoués par un tel
système qui se suffit d’une docile et servile
élite de pacotille, de surcroît peu incline aux
La trajectoire d’évolution d’une nation obéit
à des logiques implacables, intimement liées
au système politique, au mode de gouvernance
et aussi, voire surtout, à la qualité
des gouvernants et des acteurs politiques.
valeurs morales. En somme, un régime où
les réussites sont rarement méritées ; elles sont
artificiellement provoquées en usant de méthodes peu orthodoxes, en empruntant les
voies sinueuses des passe-droits et des intrigues. C’est dire que le système a tragiquement bien des trains en retard en matière de
prise en charge sérieuse et efficace du développement socioéconomique du pays. Fatalement, notre patrie se trouve dépourvue des
caractéristiques nécessaires à la construction
et au maintien d’un Etat fort, capable d’accomplir de grandes réalisations et de s’élever au niveau des grands de ce monde.
Autrement dit, le système établi jusque-là
place les dirigeants algériens, par leur volonté ou malgré eux, loin de ce qu’on appelle la
virtù machiavélique ; un concept centré sur
l’esprit, les capacités et les moyens qui font
la force et la grandeur d’un Etat. Le fait
que l’Algérie soit aujourd’hui à la traîne
en divers domaines en est, sans surprise,
une conséquence naturelle et édifiante. Il
n’est d’ailleurs pas étonnant qu’elle pèse
peu dans le concert des nations. Est-il besoin de rappeler que les relations entre
Etats sont en toute évidence asymétriques,
toujours en faveur des plus puissants et des
plus riches. Un pays qui ne gagne pas sa place parmi les forts ne peut prétendre au plus
qu’à une souveraineté limitée, pour ne pas
dire illusoire ; il est sans voix et sans influence
sur le cours de l’histoire, y compris la sienne.
J
e ne voudrais m’abandonner ni à l’illusion
d’une Algérie qui se porte bien ni à la sinistrose qui la dépeint en pays déjà au fond
du gouffre, incapable de se remettre de ses
malheurs, comme perclus de mauvais sort.
D’abord, il convient de reconnaître que notre
pays a les moyens humains et matériels pour
s’en sortir, pour peu que la volonté politique
des tenants du pouvoir soit au rendez-vous.
Cependant, pour être réaliste, on ne peut nier
les ratages à répétition, les retards cumulés
dans tous les secteurs et l’existence d’une crise multidimensionnelle aiguë, qu’il devient
urgent de traiter avec pragmatisme et responsabilité. Il n’est pas dans l’esprit du présent
article de faire le bilan d’une soixantaine d’années de gouvernance, que l’on sait de toute
façon peu reluisante, que d’aucuns qualifient
de catastrophique. Il est plutôt question d’examiner une situation afin d’en relever les aspects saillants des divergences et autres controverses qui alimentent la crise et contribuent
à exacerber les tensions entre le pouvoir et
les citoyens. Disons qu’on va tenter une ‘’radiologie sociale’’, si je puis me permettre une
telle formulation. La société algérienne a subi
des transformations importantes, en particulier depuis ces trois ou quatre dernières décennies, qui ont vu naître une nouvelle génération de femmes et d’hommes dans l’ensemble plus instruits que leurs aînés, plus enclins
à la modernité, régulièrement branchés au
monde occidental via les médias et aspirant
à une vie meilleure. Les jeunes sont présents
sur les réseaux sociaux, s’y expriment librement, maitrisent les Techniques de l’Information et de la communication (TIC), communiquent aisément entre eux et avec l’extérieur.
Bref, ils vivent leur époque et parlent le langage de leur temps. N’en déplaise aux adeptes de la censure et de la désinformation, internet et les médias internationaux informent
quasiment de tout et permettent aux citoyens
de contester l’information officielle. La bataille
de l’information est de nos jours une réalité
incontournable ; il faut savoir livrer bataille,
au lieu d’adopter la politique de l’autruche.
Faire l’impasse sur un évènement, alors qu’il
est forcément couvert et transmis par divers
canaux qu’internet offre, confine à l’absurde.
Par ailleurs, qu’on le veuille ou pas, les
moyens modernes de communication sont de
parfaits outils de propagande et de diffusion
des concepts et des idéologies ; ils façonnent
les opinions et donnent des idées, pouvant
aller des plus biscornues aux plus géniales,
que chacun apprécie selon sa conception de
la vie, sa philosophie ou ses intérêts. Outre
les enjeux politiques ou socioéconomiques,
les idées, associées à d’autres ingrédients
tels que l’injustice, la mal-vie ou la frustration, provoquent les évènements, qui à leur
tour fertilisent les idées, les transforment
ou en créent d’autres. Obéissant à cette
logique, le Hirak devait inexorablement
naître un jour et suivre son bout de chemin
; sans que l’on puisse prévoir avec certitude
dans quelle direction et jusqu’où il peut aller.
Le cours des idées, ou des opinions, et le cours
des évènements peuvent évoluer concomitamment mais jamais à la même allure.
L
es idées/opinions traduisent des évènements dans certaines circonstances et se
traduisent en évènements dans d’autres. Ces
deux éléments sont toujours corrélés, en influence mutuelle, en bien comme en mal.
Revenons au sujet du soulèvement populaire
qui secoue le pays depuis un peu plus de deux
ans. Force est de constater que nous sommes
en situation de blocage : des conceptions contradictoires, portées avec assurance par des
antagonistes qui se parlent par Hirak et médias interposés mais ne s’écoutent pas. Il va
sans dire que sans compromis entre les différentes parties la situation évoluera de manière aléatoire au gré des rapports de force, non
sans risque de glissements dramatiques. En
revanche, si chacun y mettait de sa bonne
volonté en faisant preuve de réalisme, on
pourrait s’orienter vers une issue raisonnable, limitant au mieux les dégâts. Pour ce faire, chacun doit comprendre qu’il y a des réalités auxquelles on ne peut se soustraire et
des évidences auxquelles on doit se rendre. Il
serait judicieux que les Hirakistes mettent un
peu d’eau dans leur vin et s’en tenir seulement aux revendications essentielles. La surenchère ou le radicalisme qui mènent à la
posture du quitte ou double, réfractaire à toute
forme de dialogue, sont nuisibles à la cause.
A
ce propos, il est de bon conseil de visiter
quelques pages de l’histoire des révolutions et des soulèvements populaires afin de
se rendre compte de la justesse d’un axiome
irréfragable, que Nicolas Machiavel formule
en ces termes : «La nature nous a créés avec
la faculté de tout désirer et l’impuissance de
tout obtenir». Le jusqu’au-boutisme des uns
ou des autres, quelles qu’en soient les raisons,
est de mauvais génie. Sur ce point précis, j’ai
vraiment lieu de m’inquiéter. Et pour cause,
le bateau Algérie tangue depuis des années ;
la tempête actuelle, soulevée par une crise
sans précédent, pourrait à tout moment le
faire chavirer. Au premier chef, il appartient
aux tenants du gouvernail de le sortir de la
houle tourbillonnaire qui risque de le couler.
Pour se prêter à un si délicat et laborieux exercice, le pouvoir, à moins qu’il soit atteint d’une
grave cécité d’esprit ou qu’il ait une prédilection pour le déni de réalité, doit en premier
lieu épouser notre époque, pour le meilleur
et pour le pire, et intégrer dans son logiciel
que le peuple algérien n’est plus ce qu’il était
il y a quelques décennies. Alea jacta est ! A
présent, le personnel gouvernant doit admettre que les anciennes pratiques ne s’accordent
point avec l’air du temps. S’il ne réalise pas
l’obsolescence des discours soporifiques -généralement faits d’apologies de la classe
dirigeante et de réquisitoires contre les opposants et tous ceux qui s’autorisent le moindre
‘’pouvoir-bashing’’ - où l’on débite à profusion et avec emphase, face à des applaudimètres acquis, flagorneries pour les premiers
et fustigations pour le reste, c’est qu’il est vraiment à plaindre. Pourtant, si l’on se donnait
la peine de les écouter sans a priori, des voix
dissonantes peuvent être rassurantes et constructives par leur sincérité et la pertinence de
leurs propos. Si le pouvoir s’imagine, ou continue à croire, que ses thuriféraires, bannis
par le peuple, peuvent encore servir son image avec leurs bouffonneries, c’est qu’il n’a rien
compris à ce qui se passe autour de lui, ou
s’y refuse. Par ailleurs, il devrait s’inquiéter
des gaucheries commises par des commis de
l’Etat, notamment ministres et walis, qui ne
passent plus, qui sont devenues indigestes.
Des responsables qui regardent ou traitent la
plèbe avec dédain, auquel incline la détention du pouvoir et sa proximité, sont à condamner au bannissement si l’on aspire vraiment à une ‘’nouvelle Algérie’’.
E
nfin, et c’est le plus important, il est utile
de rappeler que les fondements de l’Etat,
l’organisation de la société, le mode de gouvernance et l’économie sont fondamentalement politiques. Par conséquent, une réforme profonde ne peut réussir que dans un système politique qui s’y prête. En clair, la conduite d’un processus de changement, son
succès ou son échec, sont subordonnés à la
nature du système en question. Maintenir un
système en décrépitude avancée, suranné,
inapte et inadaptable au regard de la gravité de l’heure et des homériques défis à
relever, est suicidaire. Il est temps que le
régime secoue son indolence pour opérer
des changements dans les paradigmes, voire d’en changer, réformer ses institutions et
changer ses us. Et pour rattraper la foultitude de retards, il a intérêt à chausser ses bottes de mille lieues et se faire accompagner
par le peuple, dont il doit surtout reconquérir la confiance. A bon entendeur, salut !
* Professeur
Ecole Nationale Supérieure de Technologie
Les Commentaires
Merci à Benabid Tahar pour ton analyse juste, tu devrais être comme premier conseiller à la tête du gouvernement!.